14
Tengo
 -
Un petit paquet

 

« VIENS ICI PRENDS-MOI DANS TES BRAS…, dit Fukaéri. Tous les deux nous devons aller encore une fois ensemble dans la ville des chats…

— Je te prends dans mes bras ? dit Tengo.

— Tu n’as pas envie…, demanda Fukaéri sans marque interrogative.

— Non, ce n’est pas ça… simplement, je ne comprends pas très bien le sens que ça aurait.

— Nous allons faire le rite purificatoire…, déclara Fukaéri d’une voix monocorde. Tu viens ici tu me prends dans tes bras… Tu te mets aussi en pyjama tu éteins la lumière… »

Il fit ce qu’elle lui dit et éteignit la lumière du plafond dans la chambre. Il se déshabilla, enfila son pyjama. Quand avait-il donc été lavé pour la dernière fois ? se demanda-t-il. Il tentait en vain de s’en souvenir. Sans doute il y avait déjà assez longtemps. Heureusement, il n’y avait pas d’odeur de transpiration. De nature, Tengo ne transpirait pas beaucoup. Il n’avait pas d’odeur corporelle forte. Néanmoins, je devrais laver mes pyjamas plus souvent, regretta-t-il. Avec cette vie changeante, je ne sais jamais ce qui peut arriver. Et laver mes pyjamas un peu plus souvent, ce serait l’une des mesures à prendre.

Tengo entra dans le lit et entoura timidement Fukaéri de ses bras. La jeune fille posa sa tête contre son bras droit. Elle resta ainsi, paisiblement, comme un animal qui s’apprête à hiberner. Son corps était tiède, souple, et totalement sans défense. Elle ne transpirait pas.

Les coups de tonnerre redoublèrent de violence. Il avait commencé à pleuvoir. La pluie ne cessait de frapper les vitres en travers comme si elle était folle de rage. L’air était humide et lourd, on avait l’impression que le monde approchait peu à peu de sa fin obscure. Il n’était pas impossible que, à l’époque de l’arche de Noé, il y ait eu ce genre d’atmosphère. Et, au milieu d’un orage aussi violent, cela avait sans doute été très déprimant de s’embarquer sur une toute petite arche avec un couple de chaque espèce animale, des rhinocéros, des lions, des boas. Chacun devait avoir des habitudes de vie terriblement différentes, la communication avait dû être limitée entre eux, sans parler des odeurs corporelles, forcément puissantes.

Le mot de « couple » rappela à Tengo Sonny et Cher. Il serait certes excessif de dire que Sonny et Cher représentaient le parangon des couples. Par conséquent, le choisir pour monter dans l’arche de Noé serait déplacé. D’autres couples seraient vraisemblablement plus à même de représenter l’espèce humaine.

Tengo avait une impression un peu curieuse, du fait qu’il tenait dans ses bras Fukaéri vêtue de son pyjama. C’était comme s’il enlaçait une partie de lui, comme s’il berçait quelqu’un de sa chair et de son sang, avec qui il partageait les odeurs corporelles et avec qui il était lié par l’esprit.

Tengo imagina que, à la place de Sonny et Cher, c’étaient lui et Fukaéri qui étaient choisis comme couple, pour embarquer sur l’arche de Noé. Mais non, ils n’étaient vraiment pas qualifiés pour cela. Un couple qui se berce soi-même dans un lit, non, ça ne convenait pas. Toutes ces pensées troublaient Tengo. Pour se changer les idées, il imagina alors que Sonny et Cher devenaient bons amis avec le couple de boas sur l’arche de Noé. C’était là un fantasme tout à fait saugrenu mais qui lui permit de se détendre quelque peu.

Fukaéri, dans les bras de Tengo, ne disait pas un mot. Elle ne bougeait absolument pas, elle n’ouvrait pas la bouche. Tengo aussi restait muet. Il n’éprouvait pas de désir sexuel même avec la jeune fille serrée tout contre lui. Le désir, pour Tengo, était essentiellement la prolongation d’une communication. Du moment qu’il n’y avait pas possibilité de communiquer, il ne ressentait pas de désir. Et puis il comprenait que ce n’était pas ce que recherchait Fukaéri. Ce qu’elle voulait chez lui, c’était quelque chose d’autre – même s’il ne savait pas très bien quoi.

Bien entendu, ce n’était pas désagréable de tenir une jolie jeune fille de dix-sept ans dans ses bras. De temps à autre son oreille effleurait sa joue. Son souffle tiède atteignait son cou. Ses seins étaient étonnamment épanouis par rapport à sa minceur. Il sentait leur fermeté et leur plénitude juste au-dessus de son estomac. Et tout son épiderme exhalait une odeur merveilleuse. Le parfum d’une vie particulière, dont la chair n’était encore qu’en formation. Celui des fleurs du plein été, couvertes de la rosée matinale. Il avait souvent senti ces parfums-là, quand il était écolier et qu’il partait faire sa gymnastique grâce au programme diffusé à la radio tôt le matin.

Pourvu que je n’aie pas d’érection, se dit Tengo. Nous sommes tellement proches qu’elle le sentira immédiatement. Ce serait un peu embarrassant. Avec quels mots expliquer à une jeune fille de dix-sept ans qu’un homme peut avoir une érection même s’il n’éprouve pas de vrai désir ? Heureusement, pour le moment, il n’en avait pas. Pas même les prémices. Mieux valait cesser de penser aux odeurs. Il faut que j’aie dans la tête des images, si possible, sans aucun rapport avec le sexe, se dit Tengo. De nouveau, il réfléchit un moment aux échanges entre Sonny et Cher et le couple de boas. Se trouveraient-ils des sujets de conversation communs ? Et si oui lesquels ? Des chansons, par exemple ? Lorsque son imagination sur l’arche prise dans la tempête s’épuisa, mentalement, il se mit à faire des multiplications à trois chiffres. Cela lui était souvent arrivé lorsqu’il faisait l’amour avec sa petite amie plus âgée. Il parvenait ainsi à retarder l’instant de l’éjaculation (elle était très stricte en ce qui concernait le timing). Tengo ne savait pas si et jusqu’à quand la méthode serait efficace pour réprimer toute velléité d’érection. Mais c’était mieux que de ne rien tenter. Il fallait qu’il fasse quelque chose.

« Ça ne fait rien s’il durcit…, dit Fukaéri comme si elle avait lu en lui.

— Ça ne fait rien ?

— Ce n’est pas quelque chose de mal…

— Ce n’est pas quelque chose de mal. » Tengo répéta ces mots. Comme un écolier qui écoute un cours d’éducation sexuelle, songea-t-il. Il n’est pas du tout honteux d’avoir une érection, ce n’est pas du tout mal. Mais bien sûr, il faut choisir le moment et le lieu.

« Bon, et alors, nous allons commencer à faire le rite ? » demanda Tengo pour changer de sujet.

Fukaéri ne répondit pas. Ses jolies petites oreilles paraissaient comme toujours chercher à percevoir quelque chose parmi les grondements du tonnerre. Tengo le comprenait. C’est pourquoi il ne dit rien de plus. Il cessa ses multiplications. Après tout, puisque Fukaéri avait dit que ce ne serait pas grave s’il durcissait, songeait-il, je peux me sentir tranquille. Mais son pénis ne présentait aucun signe d’érection naissante. Pour le moment, il était envasé dans une douce somnolence.

 

« Ton zizi, je l’aime ! disait sa petite amie plus âgée. Sa forme, sa couleur, sa taille.

— Moi, à vrai dire, pas tellement, disait Tengo.

— Pourquoi ? » lui demandait-elle, tout en gardant dans sa paume le pénis de Tengo qui n’était plus en érection, comme si elle caressait un animal domestique endormi, et qu’elle en soupesait le poids.

« Eh bien, je ne sais pas, disait Tengo. Peut-être parce que je ne l’ai pas choisi moi-même.

— Tu es bizarre, disait-elle. Tu as des pensées bizarres. »

C’était il y a bien longtemps. Des événements qui semblaient s’être déroulés bien avant l’arche de Noé.

 

Le souffle tiède de Fukaéri tombait dans le cou de Tengo à un rythme régulier. Aux lueurs vert pâle du réveil électrique, et grâce aux clartés intermittentes des éclairs, il pouvait voir ses oreilles. Elles lui apparaissaient telles des grottes secrètes et tendres. Si j’étais amoureux de cette jeune fille, songeait Tengo, je ne me lasserais pas de les embrasser. Tout en lui faisant l’amour, en la pénétrant, j’embrasserais ses oreilles, je les mordillerais, je les lécherais, je soufflerais dessus, j’en respirerais l’odeur. Non pas que j’aie envie de le faire maintenant. C’est uniquement ce que je ferais si j’étais amoureux. J’échafaude là une pure hypothèse, je me laisse simplement aller à mon imagination. Moralement, il n’y a là rien de honteux… Sans doute pas.

Mais il n’avait plus à se demander si le problème était moral ou non. Son pénis semblait sortir de sa douce vase, s’éveiller de son sommeil paisible, il donnait de petits coups agréables. Il eut un bâillement, releva peu à peu la tête, et son raidissement s’accrut lentement. Puis enfin, comme un yacht dont les voiles se tendent sous l’effet d’un vent propice et sûr qui souffle du nord-ouest, il parvint à s’ériger parfaitement, sans aucune retenue, se pressant contre les hanches de Fukaéri – que Tengo l’ait souhaité ou pas. Il poussa un gros soupir intérieur. Depuis que sa petite amie avait disparu, cela faisait plus d’un mois qu’il n’avait pas fait l’amour. C’était peut-être là une explication. Il fallait absolument qu’il reprenne ses multiplications à trois chiffres.

« Ne t’en fais pas, dit Fukaéri. C’est naturel s’il raidit…

— Merci, dit Tengo. Mais peut-être que les Little People nous regardent.

— Ils nous regardent c’est tout ce qu’ils peuvent faire…

— Eh bien tant mieux, dit Tengo d’une voix nerveuse. Quand je pense que l’on me regarde, je ne me sens pas rassuré. »

De nouveau le tonnerre parut fendre le ciel en deux, comme s’il déchirait un vieux rideau, et ses grondements firent violemment trembler les vitres. On aurait dit que la foudre cherchait vraiment à défoncer les fenêtres. Il était possible que les vitres se brisent réellement. C’étaient des fenêtres robustes avec des châssis en aluminium mais si ces ébranlements sauvages se poursuivaient, sans doute ne pourraient-elles pas résister longtemps. Comme des chevrotines tirées sur un cerf, de grosses gouttes dures s’éparpillaient sur toute la surface des vitres et les frappaient sans relâche.

« On dirait que l’orage n’a presque pas bougé depuis tout à l’heure, dit Tengo. Habituellement, le tonnerre ne gronde pas aussi longtemps. »

Fukaéri regardait le plafond. « Dans un moment ça ne bougera plus…

— Un moment, tu dis, à peu près combien de temps ? »

À cela Fukaéri ne répondit pas. Tengo resta avec sa question sans réponse, son érection sans destination, continuant craintivement à tenir Fukaéri dans ses bras.

« On va encore une fois dans la ville des chats…, dit Fukaéri. Alors il faut dormir…

— Oui, mais j’aurais du mal à m’endormir. Avec un tonnerre pareil, et puis à tout juste neuf heures passées », répondit Tengo d’une voix peu assurée.

Il tenta d’aligner des formules dans sa tête. C’étaient des problèmes qui réclamaient des formules longues et complexes, mais dont il connaissait déjà les solutions. Il s’agissait de trouver le chemin le plus rapide et le plus court pour aboutir à la solution. Il faisait travailler son cerveau avec vélocité. Uniquement pour le surmener. Malgré ses efforts, son érection ne diminuait pas. Au contraire, il avait l’impression qu’elle augmentait encore.

« Tu peux dormir… », dit Fukaéri.

Il en fut ainsi. Parmi les violentes trombes d’eau qui s’abattaient, environné par les coups de tonnerre qui ébranlaient le bâtiment, habité par son inquiétude et son érection puissante, Tengo finit néanmoins par sombrer dans le sommeil sans s’en apercevoir. Il n’aurait jamais pensé qu’une telle chose était possible et pourtant…

Tout est chaos, songea-t-il juste avant. Il faut que je trouve la solution la plus courte. Le temps est limité. Et il n’y a pas beaucoup de place sur la copie qu’on m’a donnée. Toc toc toc toc, le réveil égrène loyalement le temps.

 

Lorsqu’il reprit ses esprits, il était nu. Fukaéri aussi. Totalement nue. Ses seins dessinaient de parfaits hémisphères. Des demi-globes généreux. Ses mamelons n’étaient pas très grands. Ils étaient encore tendres, cherchant gentiment à tâtons à atteindre la forme achevée qu’ils adopteraient plus tard. Seuls les seins étaient opulents, déjà parvenus à maturité. Et pour une raison ou une autre, ils ne paraissaient pas être affectés par la pesanteur. Ses mamelons étaient joliment pointés vers le haut. Comme de jeunes vrilles végétales qui cherchent la lumière du soleil. Ce que vit ensuite Tengo, c’est que son pubis était glabre. Sur la zone où auraient dû se trouver des poils pubiens, sa peau était lisse et blanche. La blancheur de son épiderme renforçait sa vulnérabilité. Elle avait écarté les jambes, et il pouvait voir son sexe. Comme ses oreilles, il semblait tout juste achevé. Peut-être était-ce réellement le cas. Des oreilles tout juste finies et un sexe féminin tout juste achevé, cela se ressemble beaucoup, songea Tengo. Ils étaient semblablement dirigés en l’air, comme s’ils cherchaient soigneusement à percevoir quelque chose. Comme le son d’une clochette qui tinterait au loin.

Tengo était allongé sur le dos dans le lit, la tête tournée vers le plafond. Fukaéri était à cheval sur lui. Sa verge était toujours raide. Le tonnerre continuait à gronder. Jusqu’à quand, enfin, ces grondements se poursuivront-ils ? Avec un tonnerre si prolongé, le ciel ne finira-t-il pas par être complètement déchiqueté, tailladé, mis en pièces ? Et qui pourra le réparer ?

Je me suis endormi, se souvint Tengo. Je me suis endormi alors que j’étais en érection. Et encore maintenant, cet état se prolonge. Mon érection aurait-elle persisté durant mon sommeil ? Ou bien s’était-elle calmée et avait-elle repris ensuite ? En service pour un « deuxième mandat » ? Combien de temps suis-je resté endormi ? Et puis, peu importe, se dit Tengo. Parce que mon érection est toujours là (qu’elle se soit interrompue ou non) et qu’elle ne montre aucun signe de déclin. Sonny et Cher, les multiplications à trois chiffres, les formules complexes, rien n’a réussi à la calmer.

« Ça ne fait rien… », dit Fukaéri. Elle avait les jambes écartées et appuyait son sexe tout juste achevé contre son ventre. Sans donner l’impression qu’il y avait la moindre honte à cela.

« Ce n’est pas mal s’il durcit…, dit-elle.

— Je ne peux pas bien bouger », dit Tengo. C’était vrai. Il avait beau essayer de se redresser, il ne parvenait pas à lever un seul de ses doigts. Il avait des sensations corporelles. Il pouvait éprouver le poids du corps de Fukaéri. Il sentait aussi sa propre érection. Mais son corps, comme si quelque chose l’immobilisait, était raide et pesant.

« Ce n’est pas nécessaire…, dit Fukaéri.

— J’ai besoin de bouger. C’est mon corps », dit Tengo.

Sur ce point, Fukaéri n’objecta rien.

Tengo n’était même pas sûr que les paroles que formait sa voix faisaient vibrer l’air. Il n’était pas certain que les muscles de sa bouche lui obéissaient afin de donner forme à ses mots. Pourtant, ce qu’il voulait dire semblait plus ou moins se transmettre à Fukaéri. Mais leur communication restait floue, comme dans une conversation téléphonique longue distance dont la connexion est mauvaise. De toute façon, Fukaéri était capable de ne pas entendre ce qui ne lui était pas nécessaire d’écouter. Tengo, lui, ne le pouvait pas.

« Ne t’inquiète pas… », dit Fukaéri. Puis elle déplaça lentement son corps vers le bas. Ce mouvement avait un sens clair. Une lumière nouvelle apparut dans ses yeux.

Dans son petit sexe tout juste achevé, il n’aurait jamais pensé que son pénis d’adulte puisse entrer. Il était trop grand, trop dur. La douleur serait trop forte. Mais avant même qu’il en ait conscience, il avait pénétré jusqu’au tréfonds de Fukaéri. Elle n’avait pas eu la moindre résistance. Pas le moindre changement d’expression. Seule sa respiration devint un peu irrégulière et le mouvement de ses seins qui montaient et descendaient changea imperceptiblement de rythme. Mais sinon, tout se fit de manière complètement naturelle, complètement évidente, comme quelque chose d’ordinaire qui appartient à la vie quotidienne.

Fukaéri accueillit profondément Tengo, Tengo pénétra profondément Fukaéri et ils demeurèrent ainsi immobiles. Tengo était incapable de bouger. Fukaéri ferma les yeux et s’immobilisa, restant à la verticale au-dessus de Tengo, comme un paratonnerre. Sa bouche était à demi ouverte, et ses lèvres semblaient trembler faiblement, comme si des rides les troublaient. Peut-être cherchaient-elles à former quelques mots en l’air. Mais sinon pas le moindre mouvement ne l’agita. Elle paraissait attendre que quelque chose arrive.

Un profond sentiment d’impuissance s’empara de Tengo. Il arrivera sûrement quelque chose ensuite, pensa-t-il, mais j’ignore ce que ce sera et je serai incapable de le contrôler. Mon corps est pratiquement insensible. Je ne peux même pas bouger. Mais j’ai des sensations dans mon pénis. Ou plutôt, non, pas vraiment des sensations, mais quelque chose qui se rapproche du concept. En tout cas, ça lui annonçait qu’il avait pénétré dans Fukaéri. Ça lui annonçait que son érection avait atteint sa plénitude. Est-ce que je n’aurais pas dû mettre un préservatif ? s’inquiéta Tengo. Et si elle était enceinte ? Sa petite amie était très sévère sur la question. Tengo était donc habitué à ces précautions.

Il essaya ardemment de penser à autre chose mais il ne parvenait à penser à rien. Il était en plein chaos. Au sein de ce chaos, c’était comme si le temps s’était arrêté. Mais le temps ne pouvait pas s’arrêter. C’était une impossibilité de principe. Il était probable qu’il avait seulement perdu de son uniformité. Si on le considère au travers d’une longue durée, le temps s’écoule à une vitesse constante. Cela est indubitable. Mais si on en extrait une part, on peut alors avancer l’hypothèse qu’il n’est pas uniforme dans cette section-là. Dans certaines poches temporelles relâchées, l’ordre et la probabilité des choses finissent par perdre toute validité.

« Tengo… », dit Fukaéri. C’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi. « Tengo… », répéta-t-elle. Comme si elle s’entraînait à la prononciation d’un mot étranger. Pourquoi brusquement m’appelle-t-elle par mon nom ? se demanda Tengo, perplexe. Puis Fukaéri se pencha lentement en avant, elle approcha son visage du sien, et embrassa Tengo sur la bouche. Sa bouche à demi ouverte s’ouvrit en grand, elle fit entrer dans celle de Tengo sa langue souple. Une langue qui sentait bon. Sa langue cherchait obstinément le code secret qui y était inscrit en mots qui n’étaient pas des mots. La langue de Tengo réagit inconsciemment à ses mouvements. Un peu comme deux jeunes serpents tout juste sortis de leur hibernation, entrelacés dans une prairie de printemps, qui flairent leurs odeurs et se perdent voracement l’un dans l’autre.

Ensuite, Fukaéri allongea la main droite et saisit la main gauche de Tengo. Avec beaucoup de force, elle prit la main de Tengo comme pour l’envelopper entièrement. Ses petits ongles s’enfoncèrent dans sa paume. Puis ses baisers avides cessèrent et elle se redressa. « Ferme les yeux… »

Il s’exécuta. Une fois ses yeux clos, il se retrouva dans un espace clair-obscur d’une grande profondeur. Une profondeur considérable. Qui lui parut se prolonger jusqu’au centre de la Terre. Dans cet espace, pénétrait une lumière particulière qui évoquait le crépuscule. Un crépuscule nostalgique et doux qui ponctuait la fin d’une longue, très longue journée. Flottaient dans la lumière d’innombrables fragments minuscules. Peut-être des poussières. Peut-être des grains de pollen. Ou encore d’autres choses. Et puis finalement, la profondeur se réduisit. La lumière devint plus claire, il put discerner de mieux en mieux tout ce qui l’entourait.

Brusquement, il avait dix ans, il était dans la classe de son école. Tout était réel : le temps, le lieu, et aussi la lumière et également lui, à dix ans. Il respirait réellement l’air de ces lieux, il pouvait sentir l’odeur du bois verni et celle de la craie collée sur l’éponge du tableau. Dans la salle de classe, il y avait lui et cette petite fille, personne d’autre. Elle avait saisi l’occasion avec audace et rapidité. Ou peut-être avait-elle longuement attendu qu’une chance comme celle-ci se présente. En tout cas, elle était là, elle avait allongé sa main droite et saisi la main gauche de Tengo. Ses prunelles étaient fixement plongées dans celles de Tengo.

Il avait une sensation de sécheresse dans la bouche. Toute mouillure avait disparu. L’événement était très soudain, il ne savait pas quoi faire, quoi dire. Il restait seulement planté là, sa main serrée dans celle de la fillette. Puis il ressentit au fond des reins des élancements, d’abord faibles, mais qui se firent de plus en plus insistants. C’était une sensation nouvelle. Comme s’il entendait mugir la mer de très loin. Et en même temps des sons réels parvinrent à ses oreilles. Par les fenêtres ouvertes, c’étaient des cris d’enfants. Les bruits d’une partie de foot. Les claquements des battes de base-ball ou de softball qui frappaient les balles. Les voix aiguës et plaintives des écolières des petites classes. L’ensemble des flûtes à bec qui répétaient maladroitement « Les fleurs dans le jardin ». Tout cela se passait après la classe.

Il aurait voulu serrer à son tour la main de la fillette avec la même force. Mais il n’avait aucune énergie. La poigne de la fillette était trop ferme. Et le corps de Tengo était paralysé. Pourquoi… ? Il ne pouvait remuer un seul de ses doigts. Comme s’il était pieds et poings liés.

Comme si le temps avait fini par s’arrêter, songea-t-il. Tengo écouta le souffle calme de sa propre respiration. Le mugissement de la mer se poursuivait. Brusquement, tous les bruits réels disparurent. Les élancements au fond de ses reins se firent plus précis. Il s’y mêla un engourdissement particulier. Cette torpeur se transforma en une sorte de poudre qui se mélangea à son sang rouge et chaud, circula dans ses vaisseaux sanguins grâce à l’énergie de son cœur, et finit par se diffuser loyalement dans son corps entier. Dans sa poitrine, se formaient comme de petits nuages denses et compacts. Qui changèrent le rythme de sa respiration et accélérèrent les battements de son cœur.

Sûrement un jour, bien plus tard, je pourrai comprendre le sens et le but de cet événement, se dit Tengo. Pour cela, je dois le garder en moi avec le plus de précision, de clarté, de conscience possible. À l’instant présent, il n’était qu’un simple garçon de dix ans, fort en maths. Il se trouvait au seuil d’une nouvelle porte mais il ignorait ce qui l’attendait derrière. Il était impuissant, ignorant, ses émotions étaient confuses et puis il avait très peur. Il le savait. Et la petite fille non plus ne s’attendait pas à être comprise ici et maintenant. Tout ce qu’elle voulait, c’était que ses sentiments atteignent Tengo. Elle les avait entassés dans une petite boîte rigide, enveloppée d’un joli papier immaculé, bien fermée par des liens. Elle la lui tendit.

Ce petit paquet, tu ne dois pas l’ouvrir tout de suite, lui fit comprendre la fillette sans prononcer un mot. Tu l’ouvriras quand le temps sera venu. Pour le moment, il te suffit de le recevoir.

Elle sait déjà tant de choses, se dit Tengo. Que lui ne connaissait pas encore. Dans ce nouveau champ, c’était elle qui prenait l’initiative. Il y avait là de nouvelles règles, de nouveaux buts, et une nouvelle dynamique. Tengo ne savait rien. Elle savait.

Finalement, la fillette lâcha la main gauche de Tengo qu’elle serrait dans sa main droite, et, sans un mot, sans même se retourner, elle quitta rapidement la salle de classe. Tengo resta seul dans la vaste pièce. Par les fenêtres ouvertes, il entendait les voix des enfants.

Immédiatement après, Tengo comprit qu’il éjaculait. Une violente éjaculation qui dura longtemps. Une grande quantité de sperme fut émise avec force. Mais qu’est-ce que je fais ? se dit Tengo, complètement désorienté. Éjaculer ainsi dans la salle de classe après les cours, ça n’allait pas du tout. Ce serait affreux si quelqu’un le voyait. Mais il n’était plus dans la classe de l’école. Quand il reprit ses esprits, Tengo était dans Fukaéri, il avait éjaculé en elle. Il n’aurait pas voulu le faire. Mais il n’avait pas pu se retenir. Tout s’était passé sans qu’il y puisse rien.

 

« Ne t’inquiète pas…, lui dit Fukaéri un peu après, avec sa voix plate de toujours. Je ne serai pas enceinte. Je ne suis pas réglée… »

Tengo ouvrit les yeux et regarda Fukaéri. Elle était toujours à cheval sur Tengo, elle le regardait d’en haut. Il avait devant les yeux ses seins aux formes idéales. Ils avaient retrouvé le rythme paisible et ordonné de sa respiration.

C’était ça, aller à la ville des chats, aurait voulu demander Tengo. La ville des chats, qu’est-ce que c’était donc finalement ? Il essaya réellement de prononcer ces mots. Mais les muscles de sa bouche étaient totalement inertes.

« Il le fallait… », dit Fukaéri comme si elle avait lu en lui. C’était une réponse laconique. Qui ne lui fournissait aucun éclaircissement. Comme toujours.

Tengo ferma les yeux encore une fois. Il était allé là-bas, il avait éjaculé, et puis il était revenu ici. C’était une vraie éjaculation, un vrai liquide séminal. S’il le fallait, comme l’avait dit Fukaéri, sans doute, en effet, le fallait-il. Le corps de Tengo était encore engourdi, il n’avait toujours pas recouvré ses sensations. Puis la lassitude qui suivait l’éjaculation l’enveloppa comme dans une fine pellicule.

Fukaéri conserva très longtemps la même position, et, tel un insecte qui aspire du nectar, elle absorba efficacement le sperme de Tengo. Littéralement jusqu’à la dernière goutte. Puis elle fit sortir délicatement le pénis de Tengo et, sans un mot, elle descendit du lit. Elle se rendit à la salle de bains. Le tonnerre avait cessé. La pluie violente s’était également arrêtée. Les nuages orageux qui s’appesantissaient si obstinément au-dessus de l’immeuble avaient disparu sans laisser de traces. L’atmosphère était silencieuse, jusqu’à sembler irréelle. Il n’entendait qu’à peine les bruits que faisait Fukaéri dans la salle de bains, en prenant une douche. Tengo contempla fixement le plafond, attendant que ses sensations originelles reviennent. Son érection s’était maintenue après l’éjaculation, mais il semblait que le durcissement de son pénis diminuait un peu.

Une part de son cœur était encore dans la salle de classe de l’école. Dans sa main gauche, restait vivace la sensation tactile des doigts de la fillette. Il ne pouvait lever la main pour vérifier mais ses ongles avaient sûrement laissé des traces rouges dans sa paume. Les battements de son cœur étaient encore empreints d’une certaine excitation. Dans sa poitrine, les nuages denses avaient disparu, laissant place, dans une partie imaginaire toute proche du cœur, à une agréable douleur un peu sourde.

Aomamé, pensa Tengo.

Il faut que je voie Aomamé, pensa Tengo. Je dois la chercher. Pourquoi, pendant tout ce temps, et jusqu’à présent, n’en avait-il pas eu l’idée, alors que c’était tellement évident ? Elle m’avait donné ce précieux paquet. Pourquoi l’ai-je négligé et ne l’ai-je jamais ouvert ? Il voulut secouer la tête. Mais il ne le pouvait pas. Son corps ne s’était pas encore rétabli de son engourdissement.

 

Un certain temps plus tard, Fukaéri revint dans la chambre. Elle s’était enveloppée dans une serviette de bain. Elle s’assit un instant au bord du lit.

« Les Little People ne font plus de bruit… », dit-elle. Tout à fait comme un éclaireur compétent qui communique un rapport sur le front. Puis elle dessina avec l’index un petit cercle en l’air dans un mouvement souple. Un beau cercle parfait, comme l’aurait dessiné un maître de la Renaissance italienne sur le mur d’une église. Un cercle qui n’avait ni commencement, ni fin, et qui flotta en l’air un instant. « C’est fini maintenant… »

Sur ces mots, elle enleva la serviette enroulée autour d’elle, se retrouva sans rien sur elle, et demeura debout ainsi un moment, nue. Comme si elle attendait que sèche naturellement son corps encore moite dans cette atmosphère immobile. Elle était très belle à contempler. Ses seins lisses, son bas-ventre glabre.

Après quoi, elle se pencha, ramassa le pyjama tombé par terre, et le remit directement, sans sous-vêtements. Elle le boutonna, fit un nœud à la ceinture. Tengo la contemplait dans le clair-obscur, comme s’il regardait un insecte en train de muer. Le pyjama de Tengo était trop grand, mais elle s’y était faite. Puis Fukaéri s’installa souplement dans le lit, prit sa place dans l’espace étroit, et posa sa tête contre l’épaule de Tengo. Sur son épaule nue, il pouvait sentir la forme de ses petites oreilles. Il pouvait éprouver sur son cou son souffle tiède. L’engourdissement de son corps, comme une marée qui reflue quand le temps est venu, s’éloignait progressivement.

Une moiteur subsistait dans l’air mais ce n’était plus une humidité lourde ou suffocante. De l’autre côté des fenêtres, des insectes se mirent à chanter. L’érection de Tengo était à présent tout à fait terminée, son pénis allait se replonger dans une douce oisiveté. Les événements semblaient enfin avoir achevé un cycle après avoir circulé tout au long des passages obligés. Un cercle parfait avait été dessiné dans l’air. Les animaux descendaient de l’arche et se dispersaient sur leur bonne vieille terre. Chacun des couples retournait à sa place.

« Il vaut mieux dormir…, dit-elle. Très profondément… »

Dormir très profondément, pensa Tengo. Dormir, et puis se réveiller. Quand viendrait le lendemain, quel serait le monde qui l’attendrait ?

« Ça, personne ne le sait… », dit Fukaéri qui lisait dans son cœur.

Juillet à Septembre
titlepage.xhtml
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Murakami,Haruki-[1Q84-2]1Q84 Livre 2-Juillet-Septembre(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html